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05/02/2014

FRANCK NOËL... REFLEXIONS II... SUITE

 

Cet écrit de Franck Noël issu de son site approfondit une fois de plus ce que nous mettons comme mots derrière cette maxime en rapport avec notre pratique.

 

 

 " Il n'y a pas d'école de la vie, il n'y a que la vie elle-même."

Malgré quelques recherches, l'auteur de cette maxime, qui nous sert de titre, est resté introuvable, comme s'il souhaitait délibérément garder l'anonymat et préférait nous laisser penser qu'il s'agit là d'une expression de la sagesse populaire, déjà largement colportée et appartenant pour ainsi dire à tout un chacun. Libre à nous, en effet, de tenter ou non d'en tirer des leçons, de la considérer comme une fade généralité, une tautologie à peine masquée, qui dit tout et son contraire, ou, à l'inverse, de la doter d'une profondeur capable de la poser en référence pour nous aider à tracer une ligne de conduite le long des méandres de nos trajectoires.

Pourtant, nul ne peut nier que pour nous, aïkidokas, cette phrase entre particulièrement en résonance car elle fait écho, positivement ou négativement, à quelques idées, slogans ou préceptes qui nous sont familiers. N'a-t-on pas justement coutume de présenter l'Aïkido (et, plus généralement, tous les Budos) comme une "école de vie"? De parler du Dojo comme d'un "espace privilégié" qui serait "à part", régi par des règles de comportement spécifiques ( le "reishiki"), tendant à créer une rupture avec l'extérieur afin, ensuite, d'y diffuser les bienfaits des compétences acquises dans ce laboratoire?

Contradiction donc, apparente tout du moins, avec notre maxime.

A l'inverse, les idées d'unification, de fusion, de dépassement de la dualité, l'importance du "ici et maintenant", qui nous accompagnent tout autant dans notre pratique, nous semblent spontanément appartenir à cette famille de pensée.

Tentons d'approfondir un peu toutes ces intuitions.

 

L’AÏKIDO "ÉCOLE DE VIE"

Le fait de présenter l'Aïkido comme une "école de vie" ne se pose pas, bien sûr, en opposition avec ce que pourrait être une "école de mort" - titre que même l'armée ne revendique pas ("je vais vous apprendre à vivre...") - bien qu'il ne soit pas indigne, pour un art martial, d'affirmer sa volonté de poser la vie en valeur suprême. Non, en fait, le recours à cette expression "école de vie" n'est souvent qu'un geste de communication à usage externe, quasiment un acte de propagande destiné à mettre en relief les vertus éducatives de la discipline, afin de bien faire comprendre qu'elle ne se referme pas sur elle-même en faisant acquérir des compétences qui ne s'appliqueraient qu'à son propre champ d'action, mais qu'au contraire elle sollicite et développe des qualités, essentiellement morales et relationnelles (persévérance et dépassement de soi, respect et humilité), dont le pratiquant sera amené à faire usage avec profit dans tous les domaines de la vie.

Cette position quasi-officielle est toutefois largement battue en brèche par les inquiétudes manifestées de manière récurrente par bon nombre de pratiquants ne cessant de s'interroger sur le"réalisme" ou la "réalité" de leur technique et donc sur sa connexion avec "la vie" qu'ils situent alors résolument en-dehors du Dojo.

Pourtant, une autre lecture peut être faite de cette "école de vie", lecture qui ne met pas l'accent sur la place de la discipline dans "la vie" mais sur la qualité de la vie dans la discipline : celle-ci serait alors considérée comme le lieu où l'on apprend à goûter et où l'on goûte la vie, la "vraie" vie. Le lieu où la vie apparaît dans toute son intensité et sa richesse, où elle se révèle dans toute sa densité. Le slogan corollaire ne serait plus alors "l'aïkido fait de vous un homme partout à l'aise dans le monde", mais "qui n'a pas été aïkidoka n'a pas vécu".

En alternant ces deux sens de lecture, nous résolvons donc pour une bonne part la contradiction initialement apparue. Et, tout comme l'alternance des rôles de Tori et de Uke est indispensable à la compréhension du geste aïki, sans doute est-ce là une bonne méthode que de considérer tour à tour le Dojo dans la vie et la vie dans le Dojo.

 

LE DOJO DANS (ET HORS DE) LA VIE

Il est clair que toute notre éducation de Budoka nous incite à effectivement considérer le Dojo comme un espace privilégié, à la fois école, laboratoire et lieu de cérémonie qui se protège de l'extérieur par tout un ensemble d'artifices symboliques ou matériels : le keikogi (la tenue), le reishiki (le rituel, l'étiquette), le kamiza (la place d'honneur, objet du salut initial et final), qui tentent de donner l'image d'un monde ordonné, orienté et maîtrisé dans lequel tout est fait pour susciter attention, réceptivité, respect et engagement de la part de ceux qui le fréquentent.

École, car c'est là que sont proposés des exercices sélectionnés, dosés, combinés afin de conduire tout un chacun dans sa progression, vers une maîtrise de plus en plus fine des outils. Choix et présentation des schémas techniques, consignes de mise en oeuvre constituant la partie la plus objectivable du rôle du Senseï.

Laboratoire, car c'est le théâtre de toutes les expérimentations, personnelles ou collectives, grâce auxquelles l'expérience aïkido n'est pas qu'imitation et répétition d'un modèle absolu et immuable. Et on souhaiterait pour cela, autant que faire se peut, évoluer dans un milieu stérilisé, aseptisé, avec une possibilité de contrôle de tous les éléments qui le constituent afin de pouvoir, à la demande, faire varier tel ou tel paramètre.

Lieu de cérémonie, car pratiquer l'Aïkido n'est pas qu'évoluer sur une progression et faire des recherches : c'est aussi espérer conjurer le conflit, exorciser la violence, la sienne propre comme celle de l'autre, et donc souhaiter (consciemment ou non) vivre à chaque fois, à chaque séance, une expérience purifiante, rassurante et libérante en se trempant dans un bain magique et cathartique. Le lieu de cette cérémonie ne peut, à l'évidence, rester ouvert à tous les vents.

De ces trois points de vue la nécessité pour le Dojo de savoir se garder des influences ou pollutions extérieures apparaît clairement et on comprend bien la recommandation faite aux pratiquants de "laisser leurs soucis (et autres) au vestiaire": il faut bien réussir à créer des conditions particulières, débarrassées des diverses scories et entraves dans lesquelles se trouvent engluées nos personnes, pour pouvoir espérer avoir accès à toutes nos ressources potentielles tenues occultées ou inhibées par nos habitudes et défenses dans le quotidien. A l'inverse pourtant, les parois du Dojo se doivent d'être perméables dans l'autre sens, vers l'extérieur, afin que les germes aïki cultivés avec soin en son sein puissent à loisir proliférer et, petit à petit, coloniser le monde...

 

LA VIE DANS LE DOJO

Cette vision traditionnelle du Dojo et de sa place dans le monde, toute nécessaire qu'elle soit, reste toutefois largement théorique. Car nul ne peut empêcher la vie et son flot tumultueux de faire irruption là comme ailleurs. Il faut se rendre à l'évidence : elle pousse toutes les portes et s'invite où bon lui semble et mieux vaut prendre acte de cet état de fait que de tenter de le nier et de renforcer les serrures. Les personnes ne se dépouillent pas de leurs peurs profondes comme de leur costume de ville. Les corps ne se libèrent pas sur commande de leurs verrous et carapaces, et ils vont continuer "à leur corps défendant" d'être ce qu'ils ont coutume d'être. Les angoisses ou obsessions de chacun, même si elles acceptent de simuler un moment l'endormissement, n'en restent pas moins tapies au fond de l'être, prêtes à jaillir de la moindre faille, à exploiter le moindre prétexte pour, sournoisement, refaire surface et occuper la place. Se superposant à tout cela, il y aura aussi, bien sûr, la joie, l'humour, le plaisir, la séduction ou la rivalité qui ne vont pas non plus manquer l'occasion de venir s'ajouter comme ingrédients dans le bouillonnement du chaudron pour en relever la saveur.

Bref, le Dojo nous propose un jeu de rôles, certes, mais ce sont des personnes chargées d'histoire, d'espoir et de vitalité qui endossent ces rôles non comme des uniformes ou du prêt-à-porter mais en les bariolant de toute leur fantaisie et manière d'être, instaurant une sorte de tension dialectique entre austérité et carnaval.

Faut-il le regretter ? Outre qu'il n'y a pas vraiment de place pour cette question, il faudrait pour cela que nous soyons persuadés d'avoir une maîtrise totale de la programmation de l'expérience humaine en matière de conflit, (le champ d'investigation de l'Aïkido), qui ne laisserait aucune place à l'aléatoire, au global, au fortuit. Il faudrait considérer que notre capacité d'analyse est à même d'embrasser toute cette réalité pour ensuite la restituer dans une progression et la mettre en scène dans une cérémonie.

Ça n'est évidemment pas le cas et, si elles étaient totalement désincarnées et contrôlées, il est très probable que nos situations de travail ou d'exercice ne déboucheraient que sur une sorte d'abstraction vide que la volonté de perfection ne suffirait sans doute pas à doter d'appuis satisfaisants sur la surface du monde. Sans renoncer pour autant à cette recherche de neutralité et de dépassement de l'ego, il faut donc accueillir avec la plus grande bienveillance tous les aléas et imperfections qui permettent que les rencontres et échanges se fassent de personne à personne et non seulement de rôle à rôle et accepter l'idée que c'est cela qui donne épaisseur, densité et matière à la quête d'absolu de notre pratique.

 

PRATIQUE ET RÉALITÉ

Car finalement, ce qui ancre le Dojo dans la réalité c'est justement la réalité du Dojo, même si elle n'est pas conforme à l'idée première qu'on s'en faisait : la pratique ne tente pas de copier la réalité, elle EST la réalité. Elle est la vie même, ni une parenthèse, ni un temps mort, et doit se goûter comme telle, se mesurer à l'aune de la plénitude et de l'intensité, trouver sa justification d'abord et surtout dans la qualité de l'instant.

La tradition, qui met l'accent sur la présence au présent, sur le "ici et maintenant", ne nous dit rien d'autre en nous incitant à accomplir chaque action pour elle-même plus que pour ce qu'elle est censée représenter. Non pour apprendre quelque chose qu'il s'agirait ensuite de réutiliser "pour de vrai" dans un contexte libéré des contraintes du Dojo, mais en s'investissant dans chaque geste avec le souci de l'habiter pleinement et d'en jouir totalement en tant que seule expression actuelle et réelle de la vie.

La pratique dans le Dojo n'est pas un "entraînement" en vue d'une quelconque échéance programmée ou hypothétique; elle n'est pas non plus comparable à une répétition de théâtre où l'on peaufine ses effets en attendant la première... La pratique est... la pratique : un morceau de vie qui doit être abordé et dégusté en tant que tel. S'y immerger, s'en imprégner et, peut-être, la transpirer à tout moment.

Prendre en compte la réalité de cette pratique pour ce qu'elle est : voilà donc sans doute ce que nous suggère notre maxime, non pour totalement remplacer notre idée de "Dojo-école", mais au moins pour l'infléchir et la pondérer un tant soit peu.

Développer toutes les conséquences d'une telle position de principe serait trop long et trop ardu mais nous allons néanmoins insister sur l'une d'entre elles qui, quoiqu’évidente, est souvent largement sous-estimée et sous-utilisée.

Une des caractéristiques majeures de notre pratique est probablement l'alternance et la réversibilité des rôles Uke et Tori.

 

L'ALTERNANCE UKE / TORI

Le geste, la technique aïki sont vécus, expérimentés des deux côtés. Le pratiquant est, dans son expérience, autant Uke que Tori. Il incarne les figures des deux faces de la médaille, le relief et le creux, l'équilibre et le déséquilibre, la station debout et la chute, conduire et être conduit. Uke et Tori sont le même. Certes, pas tout à fait en même temps, mais l'homme est un animal à mémoire et l'empreinte d'Uke est encore fraîche en Tori lorsqu'il projette Uke qui, déjà, se projette en Tori...

Cette alternance réglée - qui est bien le fait de la pratique et non de ce qu'elle est censée simuler - est sans doute notre meilleur outil pour nous aider à avancer sur le chemin de l'unification prônée par le "Aï". Uke et Tori sont le même, dépassant de loin le statut de simples partenaires. Et cette conscience, dès qu'elle s'impose, encadre de manière très étroite les comportements, et illumine de toute sa clarté la perspective, le projet aïki. Elle nous dit en effet que l'attitude générale, le souci constant, doit être de s'efforcer de bonifier l'autre autant que soi-même, d'oeuvrer à une élévation mutuelle et réciproque au sein de la pratique. Cette volonté, constatons-le, n'exprime rien d'autre que l'idéal que l'Aïkido tente de déployer en toute circonstance, dans le Dojo de la pratique comme dans le Dojo de la vie.

Prendre soin de son partenaire, c'est prendre soin de soi-même, se faire du bien et se donner des chances d'une compréhension plus profonde. Alors Tori ne massacrera pas Uke et Uke fera son possible pour créer la situation d'échange la plus fructueuse. Et il ne s'agit là en aucune façon de complaisance mais au contraire d'une exigence qui a des effets très concrets tant sur le bien-être que sur la progression de chacun.

C'est l'exigence que se donne Tori de ne pas contrôler Uke sur la douleur ou le traumatisme qui l'oblige à améliorer la globalité de son action et la gestion du déséquilibre, (tout à fait évident sur nikyo, sankyo, shihoo nage, kote gaeshi mais vrai pour absolument toutes les techniques). C'est s'interdire d'utiliser l'atemi comme une sanction ou un cache-misère technique mais comme un outil d'éveil destiné à faire percevoir les distances et directions dangereuses, qui exige de s'interroger en permanence sur son placement. C'est tenter de ne pas surprendre Uke par des accélérations à la limite de la rupture mais au contraire de le conduire dans l'apaisement jusqu'à la chute, qui amène à affiner l'écoute et le rythme.

Voilà quelques exemples très concrets de la manière dont le respect de Tori à l'égard de Uke participe, certes, à la sérénité de l'échange, mais est aussi facteur de progrès technique en même temps que de plénitude physique. Et ce n'est pas tout : ce parti-pris de dépasser tout caractère traumatisant dans la pratique est aussi ce qui nous autorise à la pousser à fond et non à "faire semblant". Ce n'est qu'en intégrant cette exigence de n'être en aucun cas destructeur dans la conception même de la technique qu'on peut ensuite espérer la réaliser totalement, sans qu'elle soit tronquée, sans avoir à faire "comme si", sans qu'elle soit trahie ou travestie dans le Dojo.

Elle sera alors pleinement et seulement l'expression d'elle-même, sans avoir besoin pour exister de référence à un "ailleurs" hypothétique et donc irréel. Ce respect de l'intégrité du partenaire comme de la sienne propre, qui va de pair avec cette volonté de le bonifier, de l'amener toujours un peu plus loin dans ses capacités, est un travail sur soi autant que sur l'autre et nous aide ainsi à ne pas nous tromper d'ennemi. Ce respect, cette attention ne doivent pas être vu comme un pardon, un geste de clémence, sorte de cerise sur le gâteau, que l'on consentirait après avoir, d'abord, assis sa domination. C'est bien plus que cela : comprendre qu'il ne peut y avoir que la solution gagnant/gagnant qui soit satisfaisante est le moteur même de la tentative de résolution de la dualité et de l'opposition. Cette exigence-là, cette contrainte-là, est le début, le coeur et la finalité de la recherche.

Et, pour revenir à notre expérience de pratiquant, il est frappant de constater à quel point c'est l'application concrète de cette idée, matérialisée par l'alternance des rôles, qui structure la relation Uke/Tori et qui fonde la réalité de notre pratique, son originalité et, accessoirement, la possibilité d'en jouir aussi longtemps.

C'est, pour une bonne part, par ce biais que se réalise l'unification de "l'école" et de "la vie".

 

Franck NOËL

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